Ulysses Saloff-Coste

Accueil du site > 04. History > Licence d’Histoire > Institut Catholique de Paris L1 > Théâtre : fantaisie > Phantasie

Phantasie

vendredi 28 janvier 2005, par Ulysses Saloff-Coste


Texte traitant de la Fantaisie
3e prix de la nouvelle à l’Institut Catholique de Paris, année 2004-2005

A. Péripéties oniriques

La salle est tout en longueur. Les clients s’y agglutinent, pressés par le manque de temps. Les panneaux indiquent de succulents Sandwich fabriqués en un temps record. Çà et là, des formes, en chemise de bagnards s’agitent. En quelques minutes, le flux des clients ne cesse d’augmenter. Leur bouche salive à la vue de la nourriture géante. Le spectacle peut commencer.
La lumière s’éteint brusquement. Les spectateurs sourient. Mais les travailleurs sur scène ont les yeux obnubilés, les lèvres secouées de spasmes. Leur chirurgie, faute de lumière, prend fin. Il n’est plus possible d’empiler les morceaux cadavériques de tomates, salades sans le soleil artificiel. Comment les pommes de terre vont-elles être comestibles sans chaleur ?
Le chaos a eu lieu. Quelques fils de destinée sont rompus. Le dialogue naît parmi les salariés du restaurant. Des syllabes assemblées forment petit à petit des mots, puis des phrases. Là où le monologue des gestes était maître, la parole se libère de son silence. Déjà, des masques apparaissent, provoquant le soulagement des propres défauts des clients. L’un a un visage au nez exubérant, l’autre résistant au poids de ses pièces d’or, vrai Harpagon, est avachi. Leur parole s’accompagne du rythme des claquements métalliques.
La musique rompt la cadence des fournées exigées par les plus âgés. Les réserves de bière rationnellement rangées sont prises d’assaut. Les autres nectars trop sucrés sont jetés dans l’abîme. Les acteurs se précipitent dans le sous-sol, frappant à coup de spatule les cartons, libérant du « milk-shake » et autres produits industriels. Le gâchis provoqué par le saccage de cette nourriture sous cellophane ne dérange personne. Des grappes de raisins, apparus de nulle part, sont tendues des hommes aux femmes. Les vapeurs d’alcool créent des êtres aux jambes de bouc. Le son de la flûte vient s’ajouter au reste de l’illusion.
Puis, la lumière réapparaît. Au milieu de la cuisine, gît un "équipier". Quand l’électricité a disjoncté, ce dernier livrait sa cargaison de Sandwich aux gérontes. La frêle construction est tombée, tête contre terre. "Aller, on reprend ses esprits, la production doit reprendre" s’exclama un vieux arborant une chemise bleue impeccable. Félix ramassa ses œuvres gâchées, écrasées par sa glissade. "Je veux deux fois douze..." commença un géronte, "poulardes de Bresse, cuites dans leur jus de foie gras et de truffe noire, le tout réuni dans une cocotte scellée à l’aide d’une pâte à sel" coupa l’imagination de Félix, "... cheeseburgers". Alors, débute le manège : au premier acte, entre le "panis tener et niveus mollique siligine factus" suivi d’un amas rubéoleux. Au deuxième acte vint le formaticum qui en a assez que la viande (morte et congelée) se mêle à ses oignons. Enfin, au troisième acte, le "panis secundus" ou "top-side" (c’est plus simple à retenir) clôture la pièce. De son côté, Anatole, à l’aide d’un sceptre, tient à ce que l’isagora soit respectée dans l’ecclésia des frites ; le manque de sel serait fatal au client.
Le dieu, patron de ses fils, descend les marches de l’escalier séparant les gérontes ou "manager" des adolesches ou "équipier", incapables de travailler car vraies pipelettes. "Ces jeunes n’ont plus aucune notion de la souffrance quand ils sont écartelés par le travail." médita le patron. Les salariés se transformèrent en enfant ; le silence agressait les oreilles. Heureusement, papa donna un coup de main aux bambins pour les heures surchargées ou « rushes » où "il faut être d’attaque". Le rythme soutenu des commandes de hamburgers continuait jusque vers quatorze heures. C’était l’heure de la pause pour Félix et Anatole.
Une fois leur tenu de bagnard changé, un sandwich avalé en un minimum de temps, ils pouvaient sortir sur les Champs Elysées. Le flux de la circulation transformait l’avenue en Styx. Mais, cette fois les damnés les assaillirent à coup de claque sonne ; les autovéhiculeurs se plaignaient de voir ces uluberlus rester au milieu du passage. Voulaient-ils une pièce pour le guet ? Les deux poètes restèrent interloqués quand ils descendirent au plus profond de l’avenue. Un géant était tatoué des lettres LV, mais restait heureusement inanimé.
Mais, le plus surprenant était ce cinéma aux affiches toujours attirantes. À la place des « burgers », on trouvait des acteurs. Félix se tourna vers son camarade : "Tout cela ressemble plus à l’enfer qu’aux Champs Elysées. Le sol est couvert de pierres, les arbres grandissent dans leur enclos. Où trouver un champ de bataille où nous puissions sentir la poussière dans nos narines ? Peut-être ai-je insulté mon nom en me jouant des troyens et de ton armure ?" dit-il plein de tristesse. "Non, ton courage a calmé ma colère. Tu ne mérites pas de vivre le reste de ta mort dans ce lieu où l’esprit grégaire est souillé" répondit Anatole. Leur discussion fut interrompue par les exclamations d’un piéton.
 Pauvre idiot, criait le plus jeune, tu m’as écrasé le pied avec ta roue !
 Quoi ! Vociférait le conducteur, comment osez-vous m’adresser la parole ? Je suis le maire de P...
Mais le jeune homme ne laissa pas le temps au conducteur de finir sa phrase. Un coup mal placé lui avait ôté la vie. Le coupable prit la fuite. Les deux compagnons encore désorientés se regardèrent. Cette scène était un écho dans leur souvenir lointain. Observe cet homme, murmura Anatole, pendant que l’ambulance arrivait sur le lieu. Observe que comme il croit faire le bien, son ignorance l’a guidé. Cette parole pleine de sagesse interloqua Félix.
L’aigle avait une fois de plus frappé. Non comptant de s’être nourri de quelques foies, il fallait qu’il se nourrisse du moindre individu que sa sagesse avait trompé. Le moindre visionnaire était pris dans sa propre clairvoyance. Merlin était enfermé dans son propre sort.
Les deux compagnons se sentaient incapables de diriger leur existence. Leur vie fut trop courte, mais pleine de gloire. Leur mort les entraînait dans le néant. Les mêmes scènes se répétaient à travers les âges qu’ils observaient. "Pourquoi tout se répète-t-il à chaque génération ?" pensait Félix, sachant que la seule réponse serait le silence du cosmos.

B. Retour au tripalium

Alors que Félix était perdu dans ses pensées, l’heure de la pause avait sonné. Les deux hommes remontèrent l’avenue en direction du restaurant. Leurs affaires changées, les gérontes leur indiquèrent leur poste de l’après-midi. Félix était assigné au nettoyage de la salle, tandis qu’Anatole s’occupait de nourrir le vide-ordure. L’ennui de la tâche lui profitait. Il pouvait rêvasser, comme à son habitude, tout en écoutant la broyeuse mâcher les cartons. Cette image l’inspirait et une voix dantesque lui récitait les vers :

En chaque bouche, il rompait de ses dents
un pécheur comme un rompt le chanvre en broie [1]

Heureusement, le rêveur sortit de l’enfer par l’arrêt de la machine. Le bourrage l’avait provoqué. À coups de manche à balai, l’équipier aligna les restes de boîtes de nourriture et de boissons, et activa l’engin.
De son côté, Félix s’appliquait à rendre plus étincelant que de l’argenterie, les tables rondes. La mécanique était parfaite : une pression sur l’arrosoir et des tours de moulinets, tout en respectant la sacro-sainte loi : "Tu ne nettoieras point de bas en haut". Pourtant, l’inverse faisait perdre du temps et pouvait agacer les plus âgés. La succession de clients apportait les restes d’emballages et de burgers à moitié avalés. Les Poubelle se remplissaient en quelques minutes. Félix courait, tout en étant entouré de « supporters » lui chuchotant de "ranger sa chemise dans le pantalon", d’accélérer le rythme, etc. Le grand gourou était tout de même descendu de l’Olympe pour le former aux méthodes de nettoyage de table et autres tâches bien définies.
L’intérieur propre pour quelques minutes, Félix put sortir en terrasse pour continuer de nettoyer. Des métèques discutaient tout en mangeant, dans des langues barbares. Leur repas achevait, ils semblaient tout excités de pouvoir se jeter dans les magasins. Pourquoi parcourir autant de kilomètres pour trouver le même produit, dans sa propre ville ? Peut-être pour les mots français qui les parsèment...
Félix ne put rentrer à l’intérieur, car un vieillard et une jeune femme bloquèrent le passage. L’aïeul semblait errer, mais un troisième personnage l’interpella. Il exigeait qu’il rentre dans sa ville natale, mettant fin à la souillure que sa fille subissait. Mais, l’aveugle lui dit :

Tu es un discoureur habile, mais je ne connais moi aucun homme
juste, qui soit éloquent quel que soit le sujet. [2]

Les personnages disparurent, laissant Félix continuer son manège. La fin de la journée vint pour les deux héros. Épuisés, ils se serrèrent la main et rentrèrent chez eux.

C. Manutention athlétique

Vers six heures du matin, un petit groupe se formait aux portes du fast-food. Bien que les lumières s’étendaient jusqu’à l’extérieur et que des salariés finissaient de nettoyer les sols, les portes étaient fermées. Arrivée en retard, la manager priait le groupe de la pardonner car les transports avaient tardé. Félix souriait à Anatole. Leurs vélos ne les avaient pas trahis. La compagnie put enfin entrer et se changer, tout en faisant un détour au prompteur afin que des minutes perdues ne soient pas soufflées à la fin du mois.
Le camion des provisions se plaça devant le restaurant. Le chauffeur vint signaler son arrivée. Les deux amis furent appelés à transférer les « rolls » du trottoir aux chambres négatives et sèches. Ce jour-ci le camion était rempli à ras bord. L’ascenseur du camion portait un roll rempli de « french frises ». Mais, une des roues continua son chemin. La chute fut immédiate. Quelques paquets ramassés plus tard, les provisions arrivèrent à l’entrée du grill. Félix eut le privilège de remplir la chambre négative de frites et autres surgelés. Anatole était condamné avec Sisyphe à pousser les chariots vers un escalier descendant, menant aux vestiaires et à la réserve sèche.
Les cartons de frites étaient soigneusement empilés afin de faciliter leur comptage. Les principales denrées du « hamburger restaurant » se résumaient aux frites, ailes de poulet (le poulet ne peut plus exister entier) et surtout aux « patties » ou steak haché de taille variable. L’ambiance de la chambre était glaciale, surtout quand on se réveille à l’aurore. Et bien qu’une chaîne humaine se formait, le nombre de cartons ne s’évanouissait pas. Un fantôme les observait les observait arracher les boîtes à vive cadence. Cette vision n’était autre qu’un manager. Ses nuits courtes l’avaient rendu pâle. Mais, la véritable épreuve de notre héros était l’haltérophilie. L’athlète désigné doit soulever des cartons remplis de Caco-Calo, en respectant la règle : déplacer les plus anciens vers les étagères du haut. Car, le précieux « soft-drink » est envoyé par un système de tuyauteries sous pression, placé en hauteur, vers les distributeurs. Les tuyaux ouverts suintaient le liquide sucré, emplissant la pièce de l’odeur. Aidé par une géronte, Félix tirait les haltères, remplaçait les sacs de boissons par des nouveaux. Après quelques bouteilles cartonnées, le jeune homme commençait à transpirer la sueur. La manager finit le travail.
Au même moment, Hadès accueillait Perséphone sous l’avalanche des cartons remplis de serviettes, gobelets, emballages pour sandwiches, etc. Anatole trouvait malin de faire glisser les cartons de ketchup le long de la rampe. Certaines arrivaient indemnes, d’autres étaient éventrées. On entrait dans la cave à cartons par une porte. Or, le passage était déjà bloqué par l’empilement des eaux plates. En bon cossard, Anatole s’amusa à construire un toboggan avec les palettes de bois, libérées de leurs marchandises. Le pot de cornichon et celui de moutarde furent rapidement suivis des parallélépipèdes rectangles trop courts pour glisser facilement sur les marches. Sans flemmards, la roue n’aurait peut-être pas existée ! Malgré la facilité de descente des contenants, le rangement n’était pas facilité dans la chambre. Anatole eut droit aux remarques d’un camarade : « Tu donnes plus de boulot à untel. Untel est forcé de ranger le désordre que tu as accumulé. » L’enfant se sentait grondé alors que son jouet lui avait plu. Anatole préférait le dieu Rapidité à Efficacité. Pourtant le patron avait trouvé la trouvaille amusante.
La lumière apparut dans la salle de cinéma. Anatole et Félix baillèrent l’un après l’autre. Les muses les avaient endormis durant tout le film.

Notes

[1] Dante Alighieri, La Divine Comédie, Enfer, chant 34, v.55-56

[2] Sophocle, Œdipe à Colone, Hachette, 1873

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette